Le savoir, le point noir de la formation

Le savoir, le point noir de la formation


La formation est souvent ramenée à la transmission des savoirs, connaissances ou compétences. Elle connaît une belle mutation dans sa pédagogie avec la révolution numérique qui ouvre des perspectives innovantes. Mais on s’interroge assez peu sur la chose à transmettre. Et si la formation ne souffrait pas tant de sa pédagogie que des savoirs à transmettre ? Les nouvelles formations de managers sont inspirantes, affectives, engageantes… mais, sur quelles taxonomies ? Autrement dit, apprendre le management, c’est bon, mais qu’est-ce qu’un bon manager dans l’environnement qui est le nôtre ? Le monde de la formation est en interrogation sur ses référentiels. Les référentiels institutionnels sont là, mais tous s’accordent à penser qu’ils sont obsolètes, alors comment savoir quel est le bon savoir pour une entreprise ? Et allons plus loin, qu’est-ce qu’un savoir ? Et comment ce savoir peut aider l’entreprise dans la période qui est la nôtre ? Que faire de la disruption des savoirs ?

1, La catégorisation comme fondement des savoirs

Aristote est le premier à avoir proposé la catégorisation systématique des savoirs, cela signifie qu’il existait d’autres formes d’organisation des avoirs, mais Aristote et surtout ses successeurs ont su imposer cette façon de ranger les savoirs, une taxonomie qui perdure jusqu’à nos jours. Dans son ouvrage Henri Bergson (Evolution créatrice, 1907) explique que la catégorisation est une technique pour passer de la singularité des choses à un savoir plus général et opérationnel. Il prend l’exemple de l’herbe qui attire l’herbivore. Cette classification qui réduit l’herbe et l’herbivore à la fonction nutritive permet de construire des représentations plus faciles à identifier les choses et à analyser les régularités de la nature. Ces récurrences sont alors prévisibles, les savoirs permettent alors l’action. Henri Bergson considère la catégorisation comme une technique cognitive qui permet de donner du sens au réel.

Jorge Luis Borges va plus loin dans l’analyse de la classification avec sa nouvelle « Funes ou la mémoire » (Fictions, 1944). Ireneo Funes est un hypermnésique, que Borges avait rencontré, il était incapable d’oublier les détails d’une situation donnée. Borgès décrit la façon dont il apprenait une langue étrangère avec un simple dictionnaire grâce à sa mémoire extraordinaire. Si certains contestent la véracité de cet exemple, l’hypermnésie reste un phénomène étudié par les neurosciences. Certains considèrent qu’il s’agit d’une hypertrophie de l’hippocampe cet organe qui consolide la mémoire de travail en une mémoire à long terme avec la capacité d’emmagasiner ou de rappel des souvenirs. Borgès conclut « Je soupçonne néanmoins, qu’il n’était pas capable de penser. Penser, c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes, il n’y avait rien que des détails, presque immédiats ». La pensée repose sur un processus qui généralise le singulier, qui simplifie le réel pour permettre la pensée. Réduire les choses pour pouvoir les penser et construire des savoirs.

La culture devient alors une façon de ranger les idées. Reste à penser la relation avec les cultures. Certaines cultures idolâtrent leur façon de ranger en faisant la meilleure ou la seule, là où d’autres comme Juger Habermas propose une « Ethique de la discussion » (1983) « frotter et limer sa cervelle » (Montaigne). Le savoir est à la base des métiers que ce soit pour les connaissances, les compétences ou les expériences. Un métier est une façon de ranger les savoirs et d’identifier ses savoirs par une reconnaissance sociale. L’identité professionnelle permet d’agréger la singularité des activités de formateurs : chaque entreprise a sa façon de faire, mais tous se reconnaissent autour de l’identité, il est alors possible de parler en général, hors des singularités spécifiques qui pourtant existent. Ces métiers sont des constructions sociales qui dépendent de leurs usages. Ils ont donc par nature fonction à naître, exister, se réinventer et disparaître. La catégorisation ne vaut que ce que vaut son opérationnalité. La formation devient un outil pour faire vivre le savoir du métier.

2, La catégorisation catégorique

Pour Pierre Bourdieu, le savoir joue un rôle central dans l’imposition et la reproduction des structures sociales (Reproduction, 1970). La formation devient une institution pour assurer un système en place. La formation n’est pas pour cet auteur un processus d’autonomisation et de libération, mais une façon de répéter le système en place. Pierre Bourdieu critique ce système, car il favorise les personnes déjà en place et condamne la fausse méritocratie, cette idéologie qui dit que chacun à une chance de tirer parti de la formation. Le système est asymétrique, ceux qui ont déjà un capital culturel ont plus de chance de réussir que chacun, un ouvrier aura beaucoup de difficulté à devenir ingénieur faute du même capital social de départ, mais s’il y arrive il ne fera qu’entretenir un système inégalitaire. Il propose de changer le système préférant lutter contre les inégalités et favoriser l’inclusion plutôt qu’un système fondé sur le savoir.

Que retenir de cette pensée universitaire ? Le choix du savoir est aussi une question de domination sociale, ce que Thomas Khun avait appelé en 1962 des paradigmes dominants. Comme on l’a vu, la structuration de la pensée ouvre à une créativité et une concurrence entre les paradigmes, il y a donc une façon de penser qui s’impose et qui devient la vérité du moment, si tout le monde le dit, cela devient une vérité sociale. Thomas Khun montre à partir des paradigmes scientifiques comment naissent et meurent ses paradigmes dominants. La difficulté du moment est que la formation connaît un moment schumpetérien ou rabelaisien suivant les idéologies, mais que l’on bascule d’un monde ancien vers un monde nouveau. Et le paradigme des anciens se trouve challengé par des paradigmes nouveaux. L’avenir nous dira qui gagnera mais d’ores et déjà le savoir se recherche. Qui sait aujourd’hui, commnet les LLM vont changer les référentiels métier ?

La domination des savoirs est en recherche de nouveaux standards, tout particulièrement avec la montée en puissance des soft skills. Le social attend, comme les hard skills au 20ième siècle, la standardisation des compétences, des référentiels. On peut noter toutefois la montée en puissance des référentiels ressentis au détriment de référentiels moyens. La moyenne est une rationalisation alors que le ressenti est la prise en compte d’indicateurs personnels. La montée en puissance de l’émotion s’est accompagnée d’une montée en puissance du ressenti et une légitimation de ce ressenti. Une nouvelle organisation des savoirs rationnels mais aussi émotionnelle peut voir le jour pour le siècle à venir. Les savoirs sont d’abord une construction sociale. La question n’est pas de savoir qui a raison, puisque chacun a ses raisons, mais de savoir comment un corps social se transforme pour répondre aux opportunités de la société. La sélection sera naturelle. La taxonomie nouvelle est en construction, et l’Empire du bien (Philippe Muray, 1991) fera son œuvre.

3, Que faut-il en penser ?

Jean Baudrillard avait cette belle catégorie pour expliquer la situation. Les faits ne parlent pas disait Alain (Propos sur le pouvoir, 1928), il faut donc bien les faire parler pour leur donner du sens, c’est ce que Jean Baudrillard appelait la réalité, celle qui donne du sens au réel, qui socialise le réel. La réalité est soit un simulacre du réel soit une histoire sans lien avec le réel, une hyperréalité. C’est dans la cohérence de ces histoires que le savoir se construit. Le savoir n’a de vérité sociale que ce que le paradigme dominant en dit, les experts de l’expertise non pas plus raison, mais impose leur raison pour en faire une vérité sociale. Comme nous l’avons vu, ces histoires ont une capacité à comprendre le monde, à lui donner un sens qui permet de construire des projets pour saisir les opportunités du monde. Le savoir est ce que l’on sait au moment où on le dit, sa sacralisation repose sur le corps social qui croit dans ses principes.

Si tout le monde est d’accord pour dire qu’un manager manage, reste à définir ce qu’on met derrière les mots pour construire le savoir qui correspond. Si le management du 20ièe siècle était bien définit autour des indicateurs de performances, avec les années 80 et le « néo-management » le concept devient flottant. Luc Boltanski parle de participation, de communication, on pourrait rajouter de cognition et c’est sans parler du sociétal ou des notions d’agilité ou d’anti-fragilité. La définition n’est pas stabilisée et la révolution numérique ouvre de nouvelles perspectives. Les référentiels sont disruptés dans la plupart des métiers, il y a une évanescences des référentiels face à un monde qui est de moins en moins prévisible. Ce qui est intéressant dans l’entreprise, c’est qu’elle ne peut pas attendre le nouveau contrat social, la pression de l’opérationnalité est trop forte. Il y a donc un impératif au militantisme, construire des savoirs qui n’existent pas encore pour la formation et en faire un avantage concurrentiel pour l’entreprise qui se veut apprenante.

S’adapter nécessite de construire des outils de veille, la nouveauté tient au fait que la veille n’est plus portée par le sommet stratégique comme avec l’Organisation Scientifique de la Formation où elle  venait des experts, mais porté par l’ensemble des acteurs. C’est à minima l’engagement dans des processus d’intelligence collective ou mieux la construction d’une pairagogie où les apprenants eux même construisent leurs propres savoirs. Howard Rheingold, le père de la pairagogie, a poussé le luxe jusqu’à demander aux apprenants de construire eux-mêmes leur manuel d’apprentissage. Le savoir de base est construit non plus par les experts du domaine, mais par les apprenants eux même. L’expertise n’est là qu’en fonction support. La formation devient un lieu de création et de diffusion des savoirs. Ivan Illich parlent des apprenants « auteurs » de leur savoir. L’entreprise devient un incubateur à savoir, un nouveau paradigme qui se dessine.

Le savoir-contenu est challengé par d’autres formes comme le savoir-ressenti ou le savoir-relation (Béatrice Mabilon-Bonfils, 2024). Le savoir n’est jamais vrai, surtout s’il est scientifique (Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, 1934), il est au mieux vrai socialement. L’apprenant n’a jamais été que rationnel, pas plus qu’il ne serait qu’émotionnel ou relationnel, il s’agit de construction de l’esprit pour comprendre au mieux un monde ineffable. Tout l’intérêt de l’entreprise est de changer l’ensemble de ses savoirs à temps pour profiter des opportunités que le monde lui offre. Dans un monde qui change, il s’agit d’anticiper le savoir de demain pour faire le travail d’organisation qui procure un avantage concurrentiel. L’entreprise devient apprenante à condition de dire ce qu’elle doit apprendre.

Fait à Paris, le 10 décembre 2024

@StephaneDIEB pour vos commentaires sur X



Source link

Autres articles