La pyramide d’apprentissage, parfois appelée pyramide d’Edward Dale, est un des concepts forts de la formation des formateurs. Chacun en a entendu parler avec des adages comme les étudiants ne retiennent que 5-10 % de ce qu’on leur enseigne en cours magistraux, la pratique est 10-15 fois plus efficace que l’enseignement. Quel crédit faut-il accorder à ces aphorismes ? D’où viennent ces statistiques, que faut-il en penser ? Qu’est-ce que les entreprises doivent faire de ces informations métier ? Doivent-elles servir pour repenser les pratiques des métiers de la formation ? S’agit-il de carabistouilles pédagogiques ou d’outils opératoires pour les entreprises ?
1, Le cône d’expérience
Edward Dale est un pédagogue spécialisé dans l’analyse des supports pédagogiques, Régis Debray parlerait de médiologie (https://www.mediologie.org/). Il publie en 1946 « Audiovisual methods in teaching », où il présente pour la première fois le cône d’expérience. Le cône organise les différents supports pédagogiques en fonction de leur degré d’abstraction. La base est faite d’expérience où l’apprenant peut incarner ses propres expériences avec des supports engageants, et le sommet des expériences plus abstraites qui nécessite la manipulation des concepts, des symboles à apprendre plus abstraits. La pédagogie, selon Dale, est de choisir le bon support au bon moment, avec l’idée à l’époque que l’abstraction était plus valorisé que la simple pratique.
Si l’on revient sur l’archéologie du concept, le cône d’expérience n’est pas si original. Déjà à l’Antiquité, les pédagogues proposaient la techné fondée sur l’observation et sur la pratique pour développer une connaissance sophia, un savoir, voir une sagesse. La sophia permet par l’abstraction d’accéder au monde des idées, la noosphère qui était chère à Platon. Les neurosciences et l’analyse des biais dans la cognition ont montré que le fait de réduire la pratique à des concepts permettait un usage plus malléable et servait de base à la pensée, sans abstraction point de pensée. Le risque de la pensée trop abstraite est d’avoir une pensée hors-sol, le solipsisme, de solus, seul et ipse, soi-même, seule la pensée prime. Le solipsisme consiste à dire que la réalité n’est jamais certaine, mais on est sûr que la personne pense, le « je pense donc je suis ». La pensée peut se perdre dans les amusements de la noosphère, c’est la raison pour laquelle la pratique est si importante.
Edward Dale écrit au moment d’une effervescence pédagogique. En France, c’est par exemple la reconnaissance de Célestin Freinet qui fondera en 1947 le Mouvement de l’Ecole Moderne ou Henri Laborde qui fonde toujours en 1947 le Mouvement de la Nouvelle Ecole, ou encore le Groupe Français d’Education Nouvelle fondé par Paul Langevin et Henri Wallon qui seront à l’origine du projet de réforme de l’ensemble de l’enseignement (1947) que l’on appelle souvent le projet Langevin-Wallon. La pédagogie se voulait active, la base du cône est source d’une nouvelle émancipation sociale, lutter contre ceux qui parlent d’en haut, les abstraits. Mais c’est avec la fin des années 60, la 3ième édition du livre de Dale est sortie en 1969, et la déconstruction des autorités que la pédagogie active s’impose et Edward Dale devient la référence obligée puisqu’il a proposé une forme facilement malléable dans le nouveau paradigme.
2, Le cône est devenu pyramide
La transformation du cône en pyramide a eu une conséquence majeure, qui n’était pas prévue par Edward Dale, le chiffrage de la pyramide. Pour paraphraser Napoléon, un chiffre vaut mieux qu’un long discours. Un chiffrage augmente l’impact scientifique de l’idée. Quels sont les chiffres ? Le taux de rétention 24 heures après varie en fonction support choisi : le cours magistral assure un taux de rétention de 5%, la lecture 10 %, l’audiovisuel 20 %, la démonstration 30 %, la discussion de groupe 50 %, la pratique 75 % et fin du fin l’enseignement 90 %. En dessous de 50 % l’apprentissage est passif, au-dessus, il est actif. La base est active, le sommet passif. L’analyse s’inscrit parfaitement dans le paradigme dominant qui prône l’apprentissage actif comme meilleure pédagogie, le faire prime sur le penser. Cette quantification qui j’ajoute à la pensée initiale de Dale est intéressante car elle pose question.
La première question qui est fondamentale est la construction des chiffres : certains auteurs considèrent que la mémorisation des cours magistraux serait de 10 % là ou d’autres proposent 5 %, pareillement l’enseignement suivant les auteurs passent de 90 à 95 %, c’est à la marge, mais questionne sur la méthodologie. Quelle est la méthode de calcul ? Il n’en existe pas, ces chiffres sortis du chapeau n’ont aucun fondement statistique, aucune étude ne vient étayer le propos, ce qui explique les flottements de certains chiffres ou de certaines appellations. Il s’agit d’un habillage pédagogique pour instruire et trouver dans cette rhétorique un impact plus fort de message que l’on pourrait énoncer autrement. L’idée invente le chiffre.
La pyramide d’apprentissage est un bon exemple de l’idéologie du paradigme dominant. On peut rappeler que cette pyramide est enseignée aux enseignants et que dire que le top du top est dans l’enseignement frise l’autosatisfaction métier. Mais l’idée dominante est que l’apprenant apprend mieux ce qu’il découvre par lui-même. Il comprend mieux ce qui conquiert que ce qu’on lui transmet comme dans l’ancien monde. Or rien n’est moins sûr, Stanislas Dehaene dans sa trilogie Science et école (2019, 2021, 2024) que suivant les cas, l’enseignement abstrait est beaucoup plus efficace que la pratique ou la découverte. Pourquoi le succès de la pyramide ? Cela permet la critique des sachants avec les savoirs académiques (Pierre Bourdieu, Homo academicus, 1984) et la promotion d’une pédagogie active qui centre la formation non sur les savoirs, mais sur l’apprenant, la pédagogie se veut inclusive. L’usage de la pyramide détourne le message de Dale plus centré sur l’abstraction que sur la passivité, mais en fait un outil de son temps.
3, Que faut-il en penser ?
La pyramide d’apprentissage est une fake news, même si certains pensent qu’il y a une vérité derrière cette désinformation. Comment une fake news devient-elle une vérité sociale ? Plusieurs explications sont possibles. En 2018, Gordon Pennycook, Tyronne Cannon et David Rand (https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/30247057/) analyse ce qu’ils appelleront « l’effet d’illusion de vérité ». La répétition d’une information même fausse rend plus crédible l’information et facilite sa mémorisation. La répétition d’une information par les professionnels de la profession, posture en autorité dans le domaine, permet de transmettre une fiction sociale et en faire un paradigme dominant comme l’a montrée Thomas Khun (1962).
La vérité sociale est ce que la société dit être vraie. La formation socialement vraie est essentielle, elle permet la constitution des métiers de la formation. Qu’est-ce qu’un métier ? D’abord une identité qui permet de chapeauter des activités. Des activités seules ne font pas des métiers, il faut un commun qui fasse identité, où chacun puisse être identique. Eli Pariser (La bulle de filtre, ce qu’Internet vous cache, 2011) a montré que la bulle permet ce que Michel Maffesoli appelait des proximités professionnelles, qui renforcent sa propre identité et la fierté de son métier. La vérité sociale a un rôle essentiel dans les reliances professionnelles. Nombreux psychologues sociaux ont montré l’importance de la définition sociale des rôles pour faire en sorte que les collaborateurs ne portent pas seuls le poids de sa charge. Un pédagogue, un formateur porte dans leur quotidien le poids de leur identité.
Jean Baudrillard avait cette belle formule disant que notre temps était marqué par le fait que non seulement le réel ne faisait plus réalité, mais que la réalité elle-même se faisait hyperréalité, autrement dit un simulacre, une réalité sans lien avec le réel. Mais cette hyperréalité joue son rôle de faire société, d’agréger autour d’un projet social. L’apprenant est une fiction sociale qui porte en elle une promesse. Se former nécessite un motif de formation, ce motif peut être rationnel, émotionnel ou relationnel, peu importe, c’est la nécessite que le pédagogue raconte son histoire la répète au point d’en faire une réalité sociale. La pyramide des apprentissages, comme les apprentissages actifs ou passifs ne sont que des outils au service d’un projet. L’outil ne fait pas le projet, le pédagogue Nico Hirtt par exemple critique « le renversement des buts et des moyens » (2009), interroger l’outil c’est comme regarder le doigt, là où d’autres aimerait regarder la lune.
Le triangle d’apprentissage est un outil au service des artisans de la formation. Son grand intérêt est de vouloir associer la performance au support. Que peut-on rajouter ? Que la quantification écrase un autre phénomène, vouloir créer des moyennes autour de l’impact des supports oublie la notion d’écart-type : l’animation personnelle fait une grosse différence dans l’impact du support. Un cours magistral avec un animateur inspirant peut assurer une mémorisation tout au long de la vie de l’apprenant, cela devrait enrichir le concept. Que dire d’autres ? Aujourd’hui, l’analyse n’est plus monosupport, la pédagogie est un mixte des supports pour augmenter l’efficacité de la compréhension et de la rétention comme l’on montré de nombreux auteurs comme John Sweller et de manière chiffrée. Les concepts sont à faire vivre. Le triangle d’apprentissage, comme tout concept pédagogique, est un outil au service d’une vision, l’important n’est pas dans l’outil, mais dans le projet que l’on veut faire partager à tous.
Fait à Paris, le 01 octobre 2024
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